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Channel: fr.hypotheses » 7. Printemps 2012. Précieuses paroles
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Précieuses paroles 5. Alain Rémond, “l’enfer du paradis terrestre”

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Alain Rémond, on le connaît surtout comme journaliste, comme “chroniqueur”, comme le dit sa page Wikipédia. C’est le rédacteur de la délicieuse rubrique “Mon œil” de Télérama, créée par lui et tenue entre 1981 et 2002.

Mais c’est aussi un écrivain délicat et précieux, que j’ai découvert en lisant Chaque jour est un adieu. Ce livre, dont le titre est une citation reformulée du célèbre mot de Chateaubriand, “tous mes jours sont des adieux“, raconte son enfance, sa famille. Une famille nombreuse, joyeuse, pauvre mais heureuse, démunie mais chaleureuse : “On a passé là, dans la cour, des milliards d’heures de pur bonheur” (p. 29).

Ça, c’est la première moitié du livre, jusqu’à la page 59. Puis, on tourne la page et on commence à lire la page 60. Et là, la précieuse parole d’Alain Rémond déchire les pages précédentes car elle formule la catastrophe, très exactement la catastrophe : tout se renverse, avec une brutalité d’écriture dont la lectrice que je suis ne s’est pas remise. C’est tant mieux, car il y a des choses dont il ne faut surtout pas se remettre :

Mais qu’est-ce que c’était, ce cafard, à côté de ce qui me rongeait jour après jour, nuit après nuit, et dont il me faut maintenant parler ? Tout se paie. Le bonheur à Trans, ce bonheur que j’ai bu jusqu’à la dernière goutte, était un mensonge. Il y avait, à l’intérieur de ce bonheur, un malheur plus grand encore. Et je ne sais pas si je vais trouver les mots pour avancer, dire l’enfer du paradis terrestre. J’ai compris un jour deux choses, après notre installation à Trans : mon père et ma mère ne s’aimaient plus. Mon père buvait. C’était la mort de l’amour, c’était la mort à l’œuvre.

Des années plus tard, je travaille sur l’éthique du discours, sur le “courage de la vérité”, sur cette parrêsia que Foucault m’a fait découvrir et aimer, sur ces figures de whistleblowers, ces losers magnifiques que je suis allée dénicher dans les travaux anglophones, chez les Australiens en particulier. Et je repense souvent à cette parole d’Alain Rémond, lui qui me faisait tant sourire à la dernière page de Télérama : ”c’était la mort à l’œuvre”.

Alain Rémond est maintenant un auteur du Brevet des collèges : Chaque jour est un adieu a été proposé plusieurs fois l’an dernier au brevet blanc ; on retrouve le même extrait  ailleurs sur des sites d’entraînement. C’est le passage du menuisier-coiffeur, une charmante scène de vie à la campagne, pages 47-48 :

Quand on voulait se faire couper les cheveux, on allait chez le menuisier. Le samedi soir, il changeait de métier, recevait dans sa cuisine. On s’asseyait autour de la table, en attendant notre tour. Le menuisier sortait sa tondeuse mécanique et il coupait tranquillement, en prenant tout son temps, la cigarette papier maïs aux lèvres, la cendre qui nous dégringolait dans le cou. Il coiffait les hommes, exclusivement. Les vieux buvaient un coup, fumaient, discutaient, racontaient tous les potins du bourg, se rappelaient de vieilles histoires de famille, de fermes, de clôtures. Nous, les enfants, on écoutait, fascinés. Fallait surtout pas être pressés. On ressortait de la cuisine du menuisier à la nuit noire, la tête bien fraîche : son style, au menuisier, c’était la coupe au bol, bien dégagé très haut sur les oreilles et dans la nuque. Quand on rentrait à la maison, les autres se moquaient de nous. Pas grave : ils y passeraient à leur tour.

Le collège Clemenceau dans le 18e arrondissement de Paris choisit un autre extrait pour son dossier d’entraînement : la vente de la maison, la douce nostagie de l’enfance, le texte pour élèves par excellence. Alain Rémond, c’est, comme le dit un site bien connu, un “sujet brevet autobio facile” :

Voilà, c’est fini. Un jour, j’apprends que la maison est vendue. Je ne sais pas qui l’a achetée, qui s’est installé dedans, qui s’y fabrique désormais des souvenirs, je ne veux pas le savoir. Parfois, en retournant en Bretagne, chez mes frères et sœurs, il m’arrive de passer par Trans. Mais je ne peux pas m’arrêter devant la maison, je ne peux pas la regarder. Je nous vois assis sur le trottoir, le dimanche soir, en train de lire nos romans d’aventures ou nos illustrés, pendant que ma mère discute avec Mme Boucher, de l’autre côté de la rue. […] Pour faire provision de livres, on n’a qu’à traverser la rue. On est tout le temps fourrés chez Mme Boucher. C’est cette image qui me poursuit quand je traverse la rue, à Trans, sans regarder la maison où vivent des étrangers, des usurpateurs. Le bonheur de lire, le soir, sur le trottoir et le chant de la conversation entre ma mère et Mme Boucher. C’est comme un coup de poignard, ça me traverse de part en part, je ne peux pas m’arrêter devant la maison, il faut que je file vite.

Un sujet facile ? Ces choix sont des maquillages, de fallacieuses relectures idéalisantes d’un texte parfaitement sauvage et hétérodoxe. Ces découpages ignorent la parole de l’auteur lui-même qui déclare, dans la traumatisante page 60, de manière parfaitement explicite, qu’il s’agit d’un “mensonge”. La citation est aussi une question éthique, le découpage de textes a des dimensions morales : dans ces découpages d’examen, l’exactitude ou la fidélité au texte, vertu intellectuelle, est loin d’être respectée. Preuve, si cela était encore nécessaire, que l’école produit avec conviction l’idéologie familialiste qui façonne les normes sociales : le papa, la maman, les enfants, l’amour familial qui fait tout tenir, de nature quasi génétique. Une vraie machine à stéréotyper. Mon œil, tiens. Quoi d’étonnant à ce que les formes familiales non conformes à ce mirage scolaire aient tant de peine à seulement être vues ? Camouflés, disparus, les ravagés de la filiation, les abîmés de la famille, les exclus des tablées de fête, les maltraités, les incestés, les assassinés. Ne restent que les touchantes scènes de coiffeurs et les nostalgies de maisons d’enfance. On comprend bien, évidemment, pour quelles raisons l’école, quelle que soit la couleur de son ministère d’ailleurs, cache les ruptures et les violences. Mais on ne peut s’empêcher d’être étonné de voir avec quelle obstination elle s’y applique. La vérité de Trans, c’est ça :

Ce que je voyais, ce que je vivais, c’était ce mur de haine entre eux, ce gouffre où nous allions tous nous perdre. Tous les soirs, quand mon père rentrait, c’était la guerre qui reprenait : les cris, les insultes, parfois les coups entre eux, l’effroi qui nous glaçait, la descente au fond d’un cauchemar noir. Qu’est-ce qu’on pouvait dire, qu’est-ce qu’on pouvait faire, nous les enants ? Cette haine, ce désespoir qui habitaient nos parents, comment lutter contre ça, comment faire que ça n’existe plus, que tut redevienne comme avant ? Qui avait la clé du paradis perdu, qui avait la baguette magique ?

Mais c’est peut-être le destin des précieuses paroles de n’être entendues que singulièrement, de cheminer dans les mémoires et les bibliothèques personnelles, de n’appartenir qu’aux parrésiastes, aux sorcières, aux fous, aux whistleblowers et à tous les maudits de la vérité. De ne jamais figurer dans les manuels scolaires.

Au moment de terminer cette série, je me rends compte que, dans l’ensemble, mes précieuses paroles sont de bien tragiques paroles. Je n’en suis pas étonnée, cela me semble aller de soi. C’est sans doute la rencontre du tragique qui constitue notre humanité. C’est peut-être la coprésence de l’enfer et du paradis terrestre qui tisse notre sincérité d’êtres. Précieuses paroles, en vérité, que celles qui nous coûtent aussi cher.

Crédit : “Le Linge – 1ère guerre mondiale – barbelés”, Photos de Daniel, 2008, galerie de l’auteur sur Flickr, CC.


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